OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 De la contre-culture à l’autoculture http://owni.fr/2010/05/21/de-la-contre-culture-a-l%e2%80%99autoculture-sussan/ http://owni.fr/2010/05/21/de-la-contre-culture-a-l%e2%80%99autoculture-sussan/#comments Fri, 21 May 2010 09:59:43 +0000 Laurent Courau http://owni.fr/?p=16189 Journaliste spécialisé dans les nouvelles technologies de l’information, Remi Sussan a écrit pour Science & Vie High Tech, Computer Arts, Info PC et Technikart. Il s’est également illustré dans La Spirale avec une interview d’Alexander Bard et un “Manuel de survie à l’usage de l’étudiant des religions du futur” qui resteront dans les annales de ce site.

La Spirale l’a retrouvé à l’occasion de la sortie des Utopies post-humaines, un voyage initiatique dans les tréfonds de la contre-culture, de la cyberculture et de ce qu’il convient aujourd’hui de nommer la culture du chaos. Vraie réussite et futur ouvrage de référence, Remi Sussan signe un essai qui mérite de figurer en bonne place dans vos bibliothèques et lui vaut de réapparaître en position d’interviewé dans l’eZine des Mutants Digitaux pour un entretien où il est question de l’influence des marges culturelles, de rock psychédélique, de transformation de l’espèce et du “couch potatoe” comme modèle de système posthumain ! Quand je vous disais que nous nageons en pleine dévolution…

Les lecteurs assidus de La Spirale se souviennent de ton excellent Manuel de survie à l’usage de l’étudiant des religions du futur. On te retrouve aujourd’hui avec un nouveau livre, Les Utopies Post-Humaines, publié chez Omniscience. Quel fut le point de départ de ce projet ?

Une discussion avec mon éditeur. Il s’avérait qu’il n’existait pas en français (ni même réellement en anglais, quand on y réfléchit) d’ouvrage introductif à ce mouvement à la fois contre-culturel et futuriste. On trouve parfois des allusions dans certains livres à la cyberculture, et il y a même eu quelques traductions, comme les premiers volumes d’Illuminatus, mais sans mise en perspective du contexte, sans vision globale du phénomène, ces morceaux de connaissances apparaissaient souvent comme incompréhensibles, ou sans intérêt. Comme j’étais passionné par ces mouvements depuis les années 70, retracer leur évolution m’a paru un défi intéressant à relever.

Comment en es-tu venu à t’intéresser à tous ces mouvements de pensée parallèles et alternatifs ?

Ça dure depuis longtemps, puisque j’ai commencé à investiguer cette “contre-culture futuriste” à la fin des années 70, en gros lorsque Timothy Leary sortait sa théorie des huit circuits, que Wilson et Shea écrivaient Illuminatus, etc.

Ok, mais comment en es-tu venu à t’intéresser a cette “contre-culture futuriste” ? Était-ce au travers de la littérature fantastique ou de science-fiction, du rock psychédélique, des premières expérimentations proto-robotiques de Kraftwerk ? Quelles furent les causes des premiers émois contre-culturels du jeune Remi Sussan ?

J’ai toujours adoré la science-fiction. Dans les années 70, j’étais plutôt dans les philosophies orientales, le Grateful Dead, et tutti quanti. On opposait beaucoup, à l’époque, les cosmonautes au crâne ras, et les hippies chevelus. Pour moi, ils étaient les deux faces d’une même entreprise enthousiaste d’exploration des espaces internes et externes. Je n’étais pas le seul à le penser, puisque tout le rock psychédélique que j’écoutais alors était truffé de références au voyage spatial (8 Miles High des Byrds ou cet excellent album du Jefferson Starship, Blows Against the Empire – et je ne parle pas de Pink Floyd, je déteste les Floyds).
Je suis tombé sur l’une des rares expositions de la théorie des 8 circuits de Leary en français, je ne sais plus où. La chose était tellement nouvelle, tellement bizarre ; le vocabulaire utilisé était si étranger à ce que j’avais lu jusqu’ici que ça m’a immédiatement fasciné. C’était d’autant plus étonnant que j’avais lu la politique de l’extase du même auteur, et que ça ne m’avait guère emballé.

Ton livre est sous-titré “contre-culture, cyberculture et culture du chaos”. Peux-tu revenir pour les lecteurs de La Spirale qui n’auraient pas suivi sur les liens qui unissent la contre-culture à la cyberculture et nous expliquer ce que tu entends par “culture du chaos” ?

Les liens qui unissent la contre-culture et la cyberculture sont multiples : tout d’abord, une bonne part des idées des années 60 venaient de conceptions très scientifiques, comme la cybernétique, la physique quantique… Ce n’est que plus tard que la contre-culture est devenue plus “passéiste”. De fait, bon nombre des acteurs de la cyberculture des années 90 étaient présents à l’époque du mouvement hippie. Tout le monde connaît le passé hippie de Steve Jobs, mais sa participation n’a en fait été qu’anecdotique. Bien plus important a été le rôle joué par Timothy Leary, Stewart Brand ou John Perry Barlow.
La “culture du chaos” est, selon moi, la dernière incarnation de cette “contre-culture technologique”. Elle part du principe que le monde est beaucoup plus complexe, plus aléatoire, plus imprévisible qu’on ne l’a jamais imaginé. Cela implique un nouveau type d’individu, beaucoup plus “léger”, c’est-à-dire débarrassé de bon nombre de certitudes et de présupposés, susceptible d’évaluer rapidement les modèles du monde et d’en changer.

Quel a été selon toi l’impact de la contre-culture des 60’s et des 70’s sur la culture de masse occidentale ?

Je pense qu’il est énorme, et bon nombre de nostalgiques ronchons ne cessent de s’en plaindre (quoiqu’ils préfèrent critiquer la “pensée 68″, alors que Mai 68 ne fut qu’une version locale d’un vaste mouvement international). Tout, dans notre habillement, nos distractions, notre sexualité, a été marqué par cette époque. En gros, tout ce qui concerne la sphère privée. Maintenant, les grosses institutions, l’armée, l’état, l’entreprise, l’école, comme toutes les organisations reposant sur les réflexes archaïques de dominance et de soumission, ont évolué beaucoup moins vite. Malgré le réactionnarisme ambiant (qui touche tant la gauche que la droite), je reste convaincu que l’influence du mouvement des années 60 va persister.

Penses-tu comme Richard Metzger et Douglas Rushkoff que la contre-culture n’existe plus parce qu’elle a gagné ? N’aurait-elle pas au contraire perdu la bataille en se faisant définitivement assimiler par le système ?

L’ambiguïté, la fin du manichéisme, me paraît être une caractéristique fondamentale de la complexité. Rushkoff et Metzger ont raison, à mon avis. Ce faisant, ils rétablissent la vieille notion “d’avant-garde” qui avait été un peu vite discréditée. Quel autre but pour l’underground que devenir un jour “mainstream”, même si cela a pour corollaire une certaine déformation, la perte d’une certaine pureté ? Le but n’est-il pas de changer les choses, au lieu de rester dans un splendide isolement ? Alan Watts disait que le zen pénètrerait en Occident en infusant, lentement, comme le thé. C’est pareil pour les thèses de la contre-culture. Elles influencent doucement, discrètement, en devenant de plus en plus acceptables, souvent par l’intermédiaire de medias très populaires (rock, bande dessinée, etc.) qui passent inaperçus des gardiens du Temple de la Culture. Elles se propagent à l’aide de “media virus”, dirait Rushkoff.

Le rêve du Grand soir dans lequel toutes les valeurs se trouvent brusquement transformées me paraît largement dépassé. Les choses évoluent lentement, subtilement, et c’est tout aussi bien comme ça.

Les technologies de contrôle et de surveillance n’ont jamais été aussi élaborées qu’elles le sont actuellement. Peut-on réellement dire que nous sommes entrés dans l’ère du chaos ? Ne s’agit-il pas d’une énième tentative de manipulation, comme le dénoncent certains théoriciens de la conspiration ?

Je crois que l’intérêt de la complexité et de l’imprévisibilité qu’elle génère est qu’elle n’est pas dépendante d’une idéologie. Dans un monde complexe, toute action aura des conséquences inattendues. Il y a un dicton discordien que j’aime bien : “imposition de l’ordre = escalade du chaos”. Chaque tentative de surveillance, de manipulation crée des failles, des désordres nouveaux. Je ne serais pas surpris qu’une transparence absolue débouche sur un chaos total.

Les marges contemporaines regorgent aujourd’hui d’individus qui se définissent comme post-humains, transhumains, mutants ou vampires (pour ne citer que ces quatre exemples). Quelles sont à ton avis les causes de ces nouvelles quêtes identitaires ?

On dit souvent que la mondialisation, notre époque moderne, tend à uniformiser les comportements et les individus. L’existence de ces identités variées nous montre que la chose est bien plus complexe que cela. C’est vrai que l’uniformisation a lieu sur un certain plan, on consomme tous à peu près la même chose, nous possédons tous une vision globale du monde, basée sur la science (et c’est vrai aussi de ceux qui s’obstinent à nier la valeur de cette dernière), du moins en Occident. Mais à un niveau supérieur, en “surcouche”, nous élaborons de nouvelles cultures, “virtuelles”, ce qui relance le processus de différentiation.

Au-delà de la “contre-culture”, de la “cyberculture”, “l’autoculture” sera peut-être la grande affaire du prochain siècle. L’individu va chercher à se redéfinir lui-même, à se recréer. À terme, il possédera sa propre religion, sa propre éthique, sa propre tradition culinaire…

On assiste depuis les années 50 et 60 à un grand retour de l’ésotérisme, de la magie et des spiritualités non conventionnelles. À quoi attribues-tu ce regain d’intérêt pour les pratiques et les disciplines occultes ?

En fait, la situation est plus compliquée que cela, chaque époque a connu son regain, qui à chaque fois a surpris le grand public car ses manifestations étaient toujours nouvelles, ce qui empêchait de constater qu’on se trouvait, en fait, face à une continuité. Regarde le 18ème siècle, celui des lumières et de la raison triomphante : c’est celui du comte Cagliostro, des baquets de Mesmer, des opérations magiques de Jacques Cazotte et Martinez de Pasqually ; sans parler des illuminés de Bavière, dont on a jamais su au juste si la lumière qui les éclairait était celle de la divinité ou celle de la raison. Le XIX siècle, celui du rationalisme ? C’est aussi celui d’Eliphas Levi, du spiritisme, de la Golden Dawn ou de la société théosophique. Le fait est que l’ésotérisme a toujours joué un rôle considérable dans les mentalités occidentales, mais celui-ci a toujours été discret, occulte justement !

En revanche, il y a quelque chose de nouveau aujourd’hui : une frange de l’occultisme a effectué un renversement épistémologique complet et ça c’est intéressant. Les nouveaux occultistes, ceux issus de la chaos magick, les discordiens, etc. reconnaissent et revendiquent le caractère fictionnel, fantaisiste de leur idées et de leur pratique. Du coup, l’occultisme devient le terrain d’expérimentation de l’imagination la plus bridée.

Toute l’histoire de l’ésotérisme est truffée de faux et usage de faux, de canulars, de mensonges. Pour exemple le Corpus Hermeticum, les manifestes rose-croix, les messages des “mahatmas”, les manuscrits falsifiés à l’origine de la Golden Dawn… Sans parler de Carlos Castaneda ! Mais jusqu’ici cela restait le sale petit secret de la famille, dénoncé par les sceptiques mais pudiquement ignoré par les “adeptes”. Aujourd’hui, les nouveaux magiciens revendiquent ouvertement leur recours à la fiction ; ils nient l’existence d’une “philosophia perennis”, dogme fondamental de leurs prédécesseurs et affirment leur modernité, voir leur complet mépris de l’histoire. La magie devient, selon les mots d’Alan Moore : « Le trafic entre ce qui est et ce qui n’est pas. » On invoque Cthuluh, Bugs Bunny, Mr Spock ou les divinités d’un jeu vidéo comme Morrowind. Le magicien contemporain, ne croit plus, il affecte de croire, il expérimente sur la croyance.

Naturellement, le bon vieil occultisme continue sa route, avec le new age (la énième réincarnation de la théosophie) ou le traditionalisme réactionnaire d’un Guénon ou d’un Evola, très prisé en France. Ce n’est pourtant pas là, à mon avis, que les choses les plus intéressantes se passent.

Parmi les différents courants de pensée cités dans ce livre, lesquels te semblent véritablement porteurs des germes d’une nouvelle forme d’humanité ?

Les mouvements présentés dans le bouquin sont surtout des “monstres prometteurs”, des mutations intéressantes qui annoncent les changements à venir, sans pour autant en faire partie. En revanche, je pense que ces groupements sont riches d’enseignements parce qu’ils élaborent, chacun à leur manière, les principes fondamentaux qui gouverneront les cultures de demain, et peut-être les nouvelles formes d’humanité. Chacune de ces tendances a apporté une nouvelle pierre au moulin. Les psychédélistes, les hippies nous ont fait comprendre que la perception de la réalité dépend avant tout de la structure de notre cerveau. Les adeptes de la cyberculture nous ont montré de leur côté que l’altération de cette dernière pouvait être obtenue par la création de nouvelles interfaces, par le contrôle de l’écran, comme dirait Leary. Les transhumanistes, eux, nous apprennent à penser l’intelligence sur le long terme, à travers une multitude de formes possibles, loin de tout chauvinisme anthropomorphique ou même biologique. Quant aux magiciens chaotiques, ils expriment très bien la nécessité, dans un monde hypercomplexe, de recourir à l’absurde, à l’imaginaire, à l’aléatoire pour briser les certitudes trop bien établies. Toutes ces idées sont intéressantes, appelées pour moi à un véritable avenir.

Maintenant les courants qui les portent ont aussi leurs limites et une bonne part de naïveté. Franchement, je doute que les drogues psychédéliques nous fassent réellement pénétrer dans d’autres dimensions, nous mettent en contact avec des elfes, etc. Nous savons que le web n’a pas suffi à changer le monde, qu’il y a une vie au delà de l’écran. La croyance des transhumanistes en la cryonie, en des concepts comme la Singularité, les décrédibilise fortement. Et personne, j’en suis sûr, n’a jamais fait tomber la pluie en se concentrant sur un “sigil”…

Les médias et les intellectuels branchés reviennent régulièrement sur cette idée de post-humanité. Et pourtant, qu’est-ce qui nous différencie fondamentalement des générations qui nous ont précédées ? En quoi l’être humain de ce début de vingt-et-unième siècle est-il vraiment différent et plus évolué que nos précurseurs des siècles passés ?

Je pense qu’il y a plusieurs facteurs. Tout d’abord, pour la première fois l’homme est “plus grand que la terre” : nous réalisons enfin que notre planète est un “vaisseau spatial” comme disait Fuller. Cette découverte peut nous convertir à un écologisme extrême, passéiste, ou au contraire nous pousser à quitter cette enclave pour envahir l’univers. Dans les deux cas, le résultat est le même : la terre est devenue, petite, limitée, fragile : sa survie, son destin, dépend de nous et de nous seuls. Ensuite, il y a le problème de la mort. Pour la première fois notre compréhension de la biologie nous permet de la considérer comme un problème d’ingénierie qui peut être résolu avec de l’astuce et de l’huile de coude. Cela ne signifie pas que l’immortalité soit pour demain, ou même qu’elle sera jamais possible. Mais nous entrons dans le temps où elle peut être envisagée. Ce changement de perspective est fondamental et transforme intégralement notre réflexion sur la condition humaine.

Enfin, il y a cette “accélération accélérante”. Jusqu’ici, des générations entières vivaient sans connaître le “choc du futur”, le changement radical de leur mode de vie et de leur conception du monde. Aujourd’hui, notre génération a connu plusieurs de ces “chocs” et nos enfants en subiront plus encore. Héraclite le remarquait bien sûr déjà, on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, mais aujourd’hui, il s’agirait plutôt d’un torrent tumultueux ! Nous vivons dans un environnement infiniment plus liquide, plus instable que ne l’ont connu les époques précédentes.

En quoi cela changerait-il notre condition humaine pour en faire une condition post-humaine ? On ne peut que reconnaître l’existence de cette “accélération accélérante” dont tu parles, mais jusque-là, il ne s’agit que de nouvelles conditions sociétales et environnementales auxquelles nous devons nous adapter, pas de changements profonds dans ce qui constitue l’humain… L’immense majorité de nos contemporains me semblent toujours aussi motivés par leur cupidité, leur ego ou un besoin irrépressible de se reproduire.

L’une des idées lancées par Marshall McLuhan -à laquelle je souscris complètement- est que ce sont précisément les conditions environnementales, la culture matérielle et technologique qui déterminent pour une bonne part la structure de notre système nerveux. Maintenant, comme je le dis dans l’intro, la notion de “posthumain” peut être mise en question, tant que le mot humain n’est pas défini. Une chose est sûre, certaines caractéristiques de ce qu’on considère comme la “condition humaine” se trouvent abolies par cette accélération accélérante, notamment la stabilité de nos perceptions et de notre identité elle-même.

Un autre point sur lequel je voudrais insister, c’est que cette notion de “posthumanité” n’est en rien une position morale. Il ne s’agit pas de rêver à des surhommes, ou à des saints. Simplement de mettre l’accent sur le caractère profondément fluide de notre constitution. Prends la “cupidité”, par exemple. La cupidité qui pousse à avoir plus de femmes, de terres, de bétail, est-elle du même ordre que la cupidité qui nous fait désirer un ensemble symbolique de signes extérieurs de richesse et de position sociale ? La première est l’expression d’un simple désir de gratification animale. La seconde en est une version hautement abstraite, et parfois franchement mathématique. Elles ont une racine commune, c’est sûr. Peut-on réduire totalement l’une à l’autre ?

Le remplacement des gènes par les “memes” en est un autre exemple. Dans le temps, un homme pouvait mesurer son succès par le nombre de ses descendants. Aujourd’hui, le pouvoir se mesure d’une manière bien différente, par la façon dont on impose ses “memes”, ses idées…

Quant à l’ego, de nombreux penseurs -dont McLuhan, encore lui- pensent que sa perception et sa structure diffèrent largement selon les civilisations.

Certains considèrent que la fusion progressive de l’homme et de la machine suffit à faire de nous des cyborgs. Pourtant, suffit-il de greffer un pacemaker a une grand-mère et un grand-père pour en faire des post-humains, lesquels resteront potentiellement scotchés dix heures par jour devant le Juste Prix et les retransmissions quotidiennes en direct du château de la Starac’ ?

Mais voila un système parfaitement posthumain ! Et plus encore à cause de la télé que grâce au pacemaker ! Le “couch potatoe” est sans aucun doute un nouveau type d’être humain. Même sa physiologie est certainement différente de celle du chasseur cueilleur du paléolithique. De surcroît, je suis convaincu que la télévision a apporté plus de modifications positives dans notre comportement qu’on veut l’admettre. Je suis personnellement très indulgent pour des phénomènes comme la Starac’. J’attends la preuve que les générations qui ont vécu sans télé ni reality shows étaient plus lucides, plus savantes, plus démocrates, plus pacifiques que les nôtres. Un simple coup d’oeil à un livre d’histoire suffit à montrer que ce n’est pas le cas. Et si la Starac’ est le prix à payer pour l’Internet, la mécanique quantique, la liberté d’expression, la musique de Jon Hassel ou l’égalité entre hommes et femmes, moi je dis : « Hourra pour Jennifer ! »

Puisque nous en sommes à parler de post-humanité, où trouve-t-on les origines de ce concept de transformation de l’espèce ? L’introduction de ton livre mentionne à juste titre le surhomme communiste rêvé par les Soviétiques et son pendant aryen chez les Nazis…

L’idée d’une transcendance de l’humain est très ancienne. Henri Michaux définissait l’hindouisme comme la plus prométhéenne des religions, et il est certain que le vers du Rig Veda : « Nous avons bu le soma, nous sommes devenus des dieux » est l’une des premières, sinon la première proclamation posthumaine de l’histoire. Sinon, je pense que le mouvement alchimique (en Chine comme en Occident) réunit tous les éléments d’une philosophie du dépassement de l’humain par des voies technologiques, sans oublier leur rêve d’immortalité physique. Dans des temps plus récents, j’aimerais citer Olaf Stapledon, que je n’ai malheureusement pas eu la place de traiter comme il le méritait dans mon livre.

Quant aux nazis ou aux communistes, ils ont développé des versions pathologiques de l’idée, et la possibilité de telles déviances doit rester dans les mémoires comme un avertissement. Mais on ne saurait, comme le font certains, limiter la description d’un concept à sa pathologie.

Finalement, quitte à agiter les vieux démons et raviver le fantôme de Terminator, la seule vraie forme de post-humanité ne serait-elle pas à chercher du côté de l’intelligence artificielle, dans des créations humaines qui pourraient être appelé à nous remplacer ?

Franchement, je ne le crois pas. Pas parce que je pense l’intelligence artificielle impossible, pas du tout. Mais il me semble évident que depuis la conférence de Dartmouth en 1956, qui vit la naissance du domaine, nous n’avons pas tellement avancé. Apparemment, nous n’avons pas encore bien compris la nature de l’intelligence.

Ensuite même si nous créons une intelligence artificielle (et cela viendra), il faudrait que ses besoins la fasse entrer en compétition avec nous, qu’elle lutte pour la maîtrise de notre niche écologique. Pourquoi serait-ce le cas ? Elle n’a pas besoin de nourriture, d’espace vital, ni même d’eau ou d’oxygène. Au pire, je crois que cette intelligence supérieure s’en irait dans l’espace et nous foutrait la paix.

Ce qui est excitant dans l’IA ? C’est peut-être justement que nous allons développer des intelligences Totalement Autres. De véritables aliens, vivant dans un milieu étranger, peut-être entièrement digital, avec des besoins, une structure mentale complètement différents… La taille de l’univers et la vitesse de la lumière étant ce qu’elles sont, il ne sera peut-être jamais possible de discuter avec de véritables extraterrestres. Alors la perspective de pouvoir communiquer avec des entités “faites maison”, voire aller jusqu’à développer avec elles une relation symbiotique, me parait une perspective tout à fait excitante, beaucoup plus intéressante à envisager que les spéculations ultra-pessimistes sur notre obsolescence finale, ou naïvement optimistes sur l’IA-papa noël, chantée par certains extropiens…

Comme tout observateur qui se respecte, tu évites de livrer des pronostics en conclusion de ton livre. J’apprécierais pourtant que tu te livres, pour conclure cette interview, à un petit exercice de prospective en nous parlant des évolutions technologiques, sociales et culturelles que tu pressens pour les vingt ou trente années qui vont suivre…

C’est effectivement très difficile ! On ne peut s’empêcher, lorsqu’on se livre à ce genre d’exercice, de penser à la prédiction des experts qui affirmaient qu’une dizaine d’ordinateurs (de la puissance d’une petite calculette d’aujourd’hui) suffirait à couvrir la surface des Etats-Unis… Tout d’abord, je ne crois pas en une “fin de l’histoire”, optimiste ou pessimiste. Certains extropiens pensent que nous nous dirigeons vers la “singularité” un moment au cours duquel l’accélération accélérante du progrès technologique nous précipitera brutalement dans un ailleurs posthumain, sur lequel nous ne pouvons pas dire grand chose. Je n’y crois guère. Pour moi, l’histoire va continuer, mais il va falloir s’habituer à cet environnement extrêmement fluctuant.

Il est probable que notre capacité d’action sur le cerveau va aller en en s’accroissant. Évidemment, cela fait un peu peur, on pense tout de suite à Big Brother et aux applications du neuromarketing, mais cela peut aussi impliquer un pouvoir accru de l’individu. Il y aura certainement des conflits dans ce domaine.

Jusqu’ici, les “drogues” ont toujours eu une action très globale, peu contrôlable ; parfois, leur véritable effet reste incertain, comme les fameuses “smart drugs”. Mais on devrait bientôt réduire cette imprécision. À ces solutions chimiques, on peut ajouter la connexion directe entre le cerveau et la machine, ainsi qu’une réalité virtuelle très sophistiquée. Imagine pouvoir redéfinir complètement ta personnalité par un cocktail de drogues… tu vivras ensuite ta nouvelle identité dans un environnement ad hoc, peut-être totalement différent de notre milieu terrestre.

Évidemment, dans ces conditions, la définition du moi, déjà fortement mise à mal ces derniers temps par les médias électroniques, devrait devenir plus floue, encore plus imprécise. Non seulement nous serons en mesure de nous autocréer, mais nous pouvons aussi chercher à devenir légion, à adopter des personnalités multiples. Dans son fascinant livre Aristoï, l’écrivain de science-fiction Walter Jon Williams imagine que les humains du futur seront capables de vivre en contact avec des “personnalités artificielles”, en fait des portions de notre propre conscience possédant une certaine autonomie et amplifiées par des banques de données et des algorithmes d’intelligence artificielle implantés dans le cerveau. C’est une vision de la dissolution de notre identité encore plus fascinante que celle offerte par un moi perpétuellement changeant.

C’est aussi l’aboutissement des pratiques des magiciens du chaos, qui fabriquent des “esprits familiers” des “serviteurs” à partir de leur propre inconscient. Ceux qu’ils font aujourd’hui au niveau de la métaphore, du jeu, pourrait devenir bien plus réel. Peut-être que les aliens de demain existeront, non pas sous la forme de purs programmes informatiques, mais comme des hybrides reposant pour une bonne part sur les ressources de notre cerveau. Dans tous les cas, je ne sais pas si on parlera de “posthumanité” au cas où de telles choses se produisaient, mais notre conception de la psychologie, de la société, de la culture risque de s’en trouver profondément altérée.

Billet initialement publié sur La Spirale – illustrations rogimmi (une) ; v e. ; hctr ; Sick Sad M!kE ; FILEXMASTER ; the BCth ; Paolo Margari

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