[itw] Emmanuel Torregano : “La musique est un marché plus vaste qu’on ne le croit”

Le 11 février 2010

Emmanuel Torregano est le fondateur de ElectronLibre[...] Nous avons tenu à avoir son témoignage dans Sawnd, bien que son activité soit un peu éloignée de celle du monde de la musique, d'une part en raison de son point de vue original sur l'industrie, mais aussi parce qu'il a été au coeur de la polémique lié aux récentes évolutions du management de Deezer.

Emmanuel Torregano est le fondateur de ElectronLibre, le site qui est à l’origine d’un certain nombre de scoop, principalement dans le domaine d’internet et des nouveaux médias. Nous avons tenu à avoir son témoignage dans Sawnd, bien que son activité soit un peu éloignée de celle du monde de la musique, d’une part en raison de son point de vue original sur l’industrie, mais aussi parce qu’il a été au coeur de la polémique lié aux récentes évolutions du management de Deezer.
Emmanuel est de formation “philosophie”, et il a longtemps été journaliste à la section Media au Figaro Economie. Sa capacité à accéder à des informations privilégiées et sa compréhension du monde de l’économie l’on finalement poussé à voler de ses propres ailes et à fonder Electron Libre en février 2008.

Commençons d’abord par cette histoire de Deezer : le 21 janvier, tu révèles que le CEO, Jonathan Benassaya, est en passe de se faire débarquer et que la société pourrait être mise en vente. Jonathan n’a pas été débarqué, mais un nouveau CEO a effectivement été nommé. Scoop ou Flop ?


Scoop, à l’exception près que l’info était aussi dans la tribune du jour, ce que j’ignorais, je n’y suis pas abonné, et il n’y avait rien non plus sur [GoogleNews]. Ce que j’ai publié était exact à l’heure où je l’ai publié. J’ai ensuite acquis la certitude que le scenario écrit par les actionnaires de la société et que j’avais publié (dans les papiers qui ont suivi lors du Week end du Midem) a subitement évolué lorsqu’ils ont compris les dommages que cela pouvait faire si mes informations se confirmaient. J’ai effectivement été largement attaqué dans cette affaire. Pourtant, je pense n’avoir rien à me reprocher ; j’ai utilisé la même rigueur dans le traitement de mes sources que lorsque que j’étais au Figaro. Je m’amuse finalement de constater qu’une information juste, publiée sur ElectronLibre est incomparablement plus attaquée que lorsque la même information l’est dans le Figaro. Pourtant, encore une fois, la rigueur de traitement et de recoupement et totalement identique et, je le répète, mes informations étaient exactes au moment où elles ont été publiées.

Donc ton scoop, initialement juste, est devenu faux, à cause de sa publication ?

Oui, et cela a été confirmé par mes sources. L’agressivité de certains des actionnaires de Deezer à mon égard n’est qu’une confirmation de plus que j’ai tapé juste.
J’ai d’ailleurs été mis au courant du revirement de situation assez rapidement. Et je continue d’ailleurs à disposer d’informations très privilégiées sur Deezer, comme sur de plusieurs autres sociétés du secteur.

Ton regret dans cette histoire?

Je n’en ai pas beaucoup. Je regrette d’avoir été attaqué injustement. Et que certains ne comprennent pas que le métier de journaliste comporte une composante “risque”. Notre métier n’est pas d’avoir raison, mais de rendre compte de la complexité inhérente à ce genre d’affaire. Ensuite, que l’on soit pris dans le tourbillon, et d’observateur transformé en acteur, c’est un impondérable. L’information sur Internet est comme la physique quantique, observer c’est modifier l’objet de cette observation.

Passons à un autre sujet, dans quel état te semble l’industrie de la musique ?

La musique est un marché plus vaste qu’on ne le croit. Il ne faut plus seulement regarder les ventes de CD et se désoler qu’elles chutent encore et encore. Au contraire, le signe d’un marché de la musique en bonne santé, c’est le renouvellement des supports : soit la disparition du CD comme support de masse par le téléchargement, ou tout autre exploitation dématérialisée. Aujourd’hui le marché de la musique, s’étend des plateformes de téléchargement, aux sites de stream, en passant par le Web 2, ou encore les réseaux de blogs. Le triptyque : maison de disques, magasins, radio a vécu. Il est en phase terminal. La musique a un avenir plus grand, plus beau, plus fort, je serai tenté de dire…

Tu es un fin connaisseur du monde des start-ups, qu’est ce qui t’intrigue le plus en ce moment, dans celles qui sont liées au monde de la musique ?

Je vais mettre les pieds dans le plat tout de suite : les start up ont-elle une vision correcte du marché ? Pas certain. Je vois les choses ainsi, actuellement une plateforme est en train de devenir incontournable, et même pire omniprésente : iTunes. Il n’y PAS d’autre canal de vente sur le dématérialisé. C’est un fait, on peut le regretter, argumenter contre, on aura tort. iTunes a gagné. C’est simple, hier la musique réalisait du biz avec un mono-support, le CD, aujourd’hui, c’est sur une marque : iTunes. Le reste ce sont des broutilles, et souvent pas suffisamment pérennes. Bref, dans cette situation, les innovations doivent s’inscrire dans l’éco-système entretenu par Apple autour de la musique pour être viables. Ce que ne font peut-être pas assez les start up du moment. Et pourtant, il y a du champ libre… Ainsi, iTunes est centré sur un aspect des choses : l’acte d’achat. Aux start up d’investir tout le reste : CRM, marketing Web, App, management de fans, story telling, etc. Il y a la place, mais il faut bien se dire que dorénavant tout cela se fera sous l’ombrelle d’Apple. Et d’ailleurs n’y a-t-il pas un problème de concurrence ? iTunes bénéficie d’une position dominante dans plus de 20 pays. Que faire ? Attaquer ? Avec le risque de tuer la poule aux oeufs d’or ? C’est aussi l’argument qui avait été utilisé par Microsoft il y a 20 ans ! On sait ce qu’il advint depuis…

A ton sens, quelle sera l’évolution la plus spectaculaire ?

La montée en force du download, l’explosion des formats qualitatifs et la révolution de la production musicale. J’aborde ce sujet dans le livre “vive la crise du disque”. La position de l’artiste est remise en question avec internet. Il n’est plus, et ne sera plus, avant longtemps, la vache sacrée de l’industrie du disque. C’est la fin d’une histoire. Celle de l’”auteurisme”. La musique va redevenir ce qu’elle est avant tout, un média pour les émotions et les sentiments, et pas une expression de l’art pour l’art.

Dans le monde de la presse, comment vois tu les choses évoluer ?

Je vais être là aussi radical. Il y a selon moi deux problèmes. En premier lieu, les pure-players de l’information sont sous capitalisés. Et ce n’est pas bon pour l’expression de la diversité de l’information. Comprenons-nous bien : l’information est une guerre. Une vraie guerre. Elle est un instrument important du pouvoir, quel qu’il soit. Cela a commencé dans les années 70. Voir pour ça des films incroyablement lucides comme “les trois jours du condor”. A la fin du film, Redford croit avoir fait le plus dur, en donnant l’histoire à la presse, mais non… C’est très pessimiste, mais aussi forcément réaliste. Dans ce contexte, il y a un second problème : la paupérisation du métier de journaliste. Il faut bien comprendre que le journaliste gène. A moins d’être très médiatisé, d’être un symbole, une icône, mais dans ce cas, il est de lui-même neutralisé par le pouvoir, son propre pouvoir de parole.
Dans cette situation, il va falloir être très rusé, et grossir sur le réseau sans alarmer la bête ! Sans agiter les “grelots de Cyber” (attention jeu de mots).

Merci Emmanuel !

» Article initialement publié sur Sawndblog

» Illustration de page d’accueil par Ferrari + caballos + fuerza = cerebro Humano sur Flickr

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