Alain Touraine: “une lumière qui s’allume dans la nuit sociale”

Le 24 septembre 2010

Au lendemain du mouvement massif du 23 septembre contre la réforme des retraites, nous avons interrogé le philosophe Alain Touraine, spécialiste des mouvements sociaux. Voici sa réflexion sur le possible réveil de l'action politique que marque selon lui ce mouvement.

Jusqu’ici : l’incapacité d’agir du gouvernement, l’impossibilité de débattre du politique.

Ma manière de raisonner est la suivante : le grand problème français depuis longtemps c’est l’incapacité à lancer un débat et à prendre les décisions de manière normale et démocratique. On a beaucoup parlé d’un écroulement de la gauche, de la désyndicalisation… Tout cela est tout à fait vrai. En même temps, du côté du gouvernement, ou des gouvernements plutôt, on observe, depuis 20 ou 30 ans, une absence de prise en charge des problèmes. Les déficits des retraites ou de la sécurité sociale ont l’avantage d’être définis en partie démographiquement, on sait donc longtemps à l’avance quand les problèmes se présentent. Mais il y a une sorte d’impéritie, d’incapacité d’agir. Lorsqu’il y a capacité d’agir, on a toujours l’impression que c’est au service des plus riches.

Nous étions, et nous sommes encore, dans une grave crise économique mais nous avons pu mobiliser des milliards, en France, en Amérique, en Grande-Bretagne pour sauver les banques. Nous avons bien fait, c’était absolument indispensable. Mais lorsqu’il s’agit de penser un problème social, on se contente de dire « augmentons la durée du travail ». Comme si le seul choix était augmenter les cotisations, réduire les retraites ou augmenter le nombre d’années de cotisation, ce qui est une définition du problème absolument non politique ! Si les choses se passaient à un niveau très élevé, c’est-à-dire dans un pays où il y a une importante capacité de négociation, comme en Allemagne, pourquoi pas. Or, ce n’est pas du tout le cas en France.

Je considère que c’est d’une extrême gravité cette incapacité politique de la France à étudier les problèmes, à les négocier et à prendre les décisions, ce qui se fait généralement sur de longues durées.

Les mouvements des 7 et 23 septembre : un « renouveau de capacité politique »

Je vous dirais que j’ai un jugement très positif parce que je sens un petit renouveau de capacité politique. J’avais eu ce sentiment il y a quelques jours en écoutant Ségolène Royal chez Arlette Chabot qui s’exprimait au nom du Parti socialiste : j’ai trouvé que son discours était un discours politique, c’est-à-dire qui prenait les problèmes dans leur ensemble pour qu’ils soient discutés. Je pense que l’insistance de l’opinion public et des salariés, avec les coûts que ça entraîne de faire grève dans un certain nombre de cas, est une chose positive. Et, on aimerait penser, mais j’ai bien peur que ce soit trop tard, que cela impacte la deuxième phase de la discussion parlementaire, c’est à dire le Sénat.

J’ai l’impression d’un tout petit redémarrage de la vie politique qui, je pense, est en faveur de tout le monde.

Je ne dis pas du tout c’est une remontée de la gauche. Peut-être. Probablement. Mais ce n’est pas ça qui me semble le plus important ou même le plus évident :

il y a une capacité d’action politique qui était nul et qui réapparait.

On voudrait que le gouvernement puisse faire la même chose. De son côté, ce qu’on a vu depuis quelques semaines c’est l’affaire Woerth, l’affaire Bettencourt… autant de choses qui n’ont rien à voir avec tout ça et qui sont de purs évènements. Je ne me prononce pas dessus mais ce sont des affaires qui ont été comme « lancées dans les pattes » pour empêcher un débat politique. Je voudrais bien qu’on sorte de ce genre de situation qui est très très dangereuse et qu’on soit capable de se mettre à reposer les problèmes, à repenser les problèmes qu’on le veuille ou non. Ça veut dire avant toute chose : redresser la part des salariés dans le revenu national, alors que les loyers montent. Tout ça alors que les aides données par le gouvernement aux entreprises et aux banques, alors que les profits bancaires, sans parler de la spéculation, ont renforcé la part du capital par rapport au travail dans la répartition du revenu national.

Une volonté d’action nouvelle après 15 ans de sommeil.

Je dis merci à ceux qui se sont entêtés, au meilleur sens du mot, qui ont maintenu leur volonté d’action : ça prouve qu’il y a une volonté d’action, ça prouve qu’on n’est pas à zéro et qu’il peut y avoir un réveil possible.

Je souhaite évidemment qu’à mesure qu’on s’approche de l’élection présidentielle on assiste à un réveil de ce pays qui semble endormi et qui semble un peu le bateau ivre qui descend le fleuve sans savoir où il va.

Tout ce qui renforce la capacité d’action, le niveau du débat et les décisions prises, me semble positif. J’ai été tellement pessimiste depuis tellement d’années là-dessus. La grève de 1995, ça a été le début de la fin de la capacité d’agir des deux côtés. C’était il y a quinze ans : c’est très long ! Tout ce que je peux espérer c’est que tout le monde fasse tout ce qu’il est possible, évidemment en particulier ceux qui représentent les salariés, pour que ce mouvement s’amplifie et que la capacité d’action politique et sociale des salariés, et donc de tout le monde, augmente.

La prise de conscience de la jeunesse, première concernée par le démantèlement.

Le fait qu’il y ai eu des jeunes, des lycéens, des étudiants… C’est tout à fait excellent ! Parce qu’enfin, les problèmes qui se posent en ce moment, c’est leur niveau de vie à eux : les jeunes commencent à comprendre que leur niveau de vie va être inférieur, à qualification égale, au niveau de vie de leurs parents, parce que la dette publique bouffe une partie du revenu national. Par conséquent,

il est tout à fait bon, tout à fait rationnel et de bonne augure que les jeunes demandent gouvernement actuel : « quelle vie nous préparez-vous ? »

Personne ne doute que la politique menée depuis vingt ans en France ait des effets sur le niveau de vie des générations suivantes, c’est mathématique. Aujourd’hui, la dette publique représente presqu’autant que l’impôt sur le revenu, une partie importante du budget de l’État est donc consommé, non pas pour la protection sociale des gens qui viennent, mais simplement pour boucher le trou. Tout ça est complètement irrationnel et très dangereux et je me réjouis beaucoup que les jeunes y pensent.

N’employons pas des mots trop grandioses : je ne veux pas parler de renversement ou de grand tournant…

Je dis simplement que je vois ce qui se passe en ce moment comme une petite lumière qui s’allume dans la nuit sociale. Il faut remettre de la lumière sur la scène sociale et politique : n’allons pas trop vite. Est-ce que ce pas entraînera une marche ? Je l’espère mais c’est déjà essentiel de noter le réveil.

Se préoccuper de l’assurance maladie plutôt que du G20 pour garder la mobilisation au plus près.

Se préparer à s’attaquer à la présidence française du G8 et du G20 est le tic même du jugement faux : c’est de ça dont on n’a plus besoin du tout ! Vous n’allez pas mobiliser les Français sur le G20. D’une part, ce rassemblement est un progrès par lui-même : il consiste à associer une grande partie du monde, 60 à 70% de sa population. Ensuite, je ne vois pas ce qu’il y aurait de mal à ce que Sarkozy fasse quelque chose d’utile : sa présence européenne a été à peu près la seule bonne chose active qu’il ait faite jusqu’ici, sans être génial. Je ne souhaite certainement pas que les choses se passent mal. Ce qui est indispensable et de bon sens c’est que les gens puissent se mobiliser sur ce qui les touche le plus près. La retraite est essentielle mais le gouvernement ne perd pas de temps : dès le début d’octobre, la révision de la sécurité sociale sera mise en route.

Il est là le champs d’action, pas à Séoul ou ailleurs, il est en France, partout, pour défendre, repenser et élargir les retraites et la sécurité sociale, que ce soit une affaire nationale.

Que l’assiette des retraites ne soit pas l’assiette des salaires différés mais qu’elle porte sur l’ensemble de la richesse nationale. Ne nous éloignons pas : s’il y a une reprise d’activité qui se fait autour des problèmes des retraites c’est justement parce que c’est le contraire de ce que Attac a fait dans l’action altermondialiste.

La reprise de l’action avant le sursaut de l’intérêt pour la chose politique

Il faut que le mouvement qui vient de se réaliser puisse s’étendre, se prolonger et il est d’un bon sens élémentaire de savoir que la manière dont on sortira de l’affaire des retraites va commander dans une large mesure la manière dont on va entrer dans l’affaire des déficits de l’assurance maladie.

La sécurité sociale, qu’il faille la renouveler, personne n’en doute, rien n’est éternel. Mais la détruire ou la faire reculer, ça non !

Le problème reste la baisse de la part des salariés dans la richesse nationale. Pour être un peu démagogique : Nicolas Sarkozy dit « travailler plus pour gagner plus » alors que nous arrivons au « travailler plus pour gagner moins », c’est vrai !

Il est évident qu’à partir du moment où il y a un mécanisme de débat politique qui est engagé, il y a un retour à l’intérêt pour la politique. Il n’y a pas de loi de la nature qui impose à la participation électorale de baisser constamment : elle baisse quand les gens ne se sentent pas concernés ou qu’ils se sentent impuissant.

Le retour à l’action réveille l’intérêt pour la politique.

Crédit photo cc Agência Brasil

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