Plaidoyer pour une littérature augmentée

Le 16 février 2011

Internet n'est pas absent de la littérature contemporaine, mais elle doit se réinventer (et s'augmenter) pour l'intégrer. Quelques pionniers ont déjà commencé.

Alors que l’Assemblée nationale vient d’adopter une loi sur le prix unique du livre numérique, Internet modifie la littérature française contemporaine, dans ses thèmes, mais aussi sa forme : loin d’une paraphrase littérale, les travaux de Chloé Delaume, ou Frank Smith, inventent de nouvelles pistes pour appréhender l’émergence des pratiques numériques à l’aune de l’écrit, qui viennent bousculer les normes et l’économie du genre.

Internet absent ?

Il y a quinze jours, Xavier De la Porte proposait comme lecture de la semaine, sur le site InternetActu, un article de Laura Miller paru dans le Guardian intitulé « Comment le roman en est venu à parler d’Internet ». Le journaliste, et producteur de Place de la Toile, y déplore « l’absence de problématiques numériques dans la littérature contemporaine française », à l’exception des deux auteurs Michel Houellebecq et Virginie Despentes. Au premier il concède « qu’il s’intéresse aux technologies », certes, et c’est un argument développé plus avant par le journaliste Jean-Christophe Feraud dans son article ‘Houellebecq ou l’humanité obsolescente’. Quant à Apocalypse Bébé, toujours selon Xavier De la Porte, « Internet est la matrice du récit » : les deux héroïnes font appel aux réseaux sociaux pour enquêter.

Un autre article, cette fois-ci sous la plume de Raphaëlle Leyris pour Rue89, tentait, au mois de décembre, de définir « ce qu’Internet avait changé dans le travail (et la vie) des écrivains ». Il se penchait sur l’usage des blogs et du courriel comme relation au lecteur – sans prolongements vers les usages littéraires des réseaux sociaux, dont Claro (chez Actes Sud avec Cosmoz,), mais aussi Hélène Sturm (son Pfff, chez Joelle Losfeld, vient de paraître), illustrent avec générosité l’inventivité. Dans les deux cas, il y semble y avoir confusion du littéral et du littéraire.

Elle s’installe / devant ses écrans / Il est temps / de s’attacher / aux images / et aux mots. (Patrick Bouvet)

L’hypothèse qu’Internet peinerait à pénétrer le champ littéraire ne tient pas la route. Les romans y faisant référence font légion, déjà nombreux avant l’avènement de la toile, entre autres dans le domaine de la science-fiction (par exemple auprès de Maurice Dantec, honni avec raison – et il est difficile de faire l’impasse sur l’idée que la science-fiction américaine a « inventé » Internet, avec entre autres Neal Stephenson ou Orson Scott Card, auteurs chéris des cyberpunks que Laura Miller ignore). Mais il est inutile d’aller chercher au secours les littératures de genre.

Pour rester dans le domaine de la littérature française contemporaine, il ne faudrait pas oublier le travail prospectif du projet Extraction mené par Chloé Delaume, tout juste lancé par les Editions Joca Seria. En choisissant de publier, comme premier titre de sa collection l’Open Space, de Patrick Bouvet, Chloé Delaume a su ouvrir un espace expérimental littéraire à plusieurs arcades. D’une part, le roman-poème de Patrick Bouvet, qui s’ouvre ainsi « envoyer / recevoir des messages / taper / des mots de passe » illustre comment l’usage du Web peut prêter à récit. De plus, sa trame, ses cut-ups, rendent hommage à la navigation et invitent à ressentir l’expérience du virtuel, ici combinée, peut-être sans hasard et pour relier à l’ancien monde, à une expérience hallucinatoire propre aux clubs et aux psychotropes.

Le Poetic War Reporter développe des espaces poétiques expérimentaux du point de vue formel, en phase avec les problématiques politiques contemporaines immédiates. (Frank Smith)

Ce que propose Chloé Delaume n’est pas unique. D’autres auteurs détournent Internet sans en paraphraser les pratiques de l’intime, comme moteur formel. C’est le cas de Frank Smith avec Guantanamo, publié en 2009 aux Editions du Seuil, dans la collection Fiction & Cie – œuvre qui a également fait l’objet d’une édition numérique sur Publie.net. Cet auteur, rôdé au Web où il tient plusieurs sites-rivages de la rêverie,  a utilisé en 2006 des interrogatoires publiés sur Internet au nom du Freedom of Information Act pour créer un ouvrage de littérature – et même, de poésie, dont Internet, et le présent de l’Histoire, envahit le déploiement, par le choix du mode d’énonciation, et la parole d’un écrivain qui se définit comme « Poetic War Reporter ».

Le web, sujet du reportage

Ce n’est pas, faut-il le préciser, un recours à Internet au titre de la « documentation », c’est un recours à Internet au titre des formes novatrices de circulation de l’information, les FOIA ayant agi, politiquement et dans les mouvements américains pour les libertés civiques, comme catalyseurs et précurseurs de WikiLeaks : c’est une légitimation et une inscription, en cohérence avec le thème de travail retenu par l’écrivain. Le travail littéraire de Frank Smith, ancré dans l’engagement et la géopolitique, semble ainsi se développer en parallèle des nouvelles formes journalistiques, où le web n’est plus la source, mais devient le reportage même, ainsi que cela a été illustré par les événements, y compris virtuels, ayant émaillé la soudaine révolution égyptienne.

We are seeing a new category take shape […] that reflects a new paradigm of what it means to read on a new device.

En allant un peu plus loin, il faudrait enfin parler de l’émergence de pratiques littéraires qui vont s’attacher à n’exister que pour le Web. Peu visibles, elles existent. Le New York Times, dans un article du 11 février, faisait ainsi état de l’irruption de formes brèves, adaptées aux formats des liseuses, à rapporter avec la tradition anglo-saxonne des « short stories ». L’idée d’une adaptation de la forme aux liseuses, va à l’encontre d’un des dogmes les plus établis sur l’écriture en ligne : celui qui veut que le nombre de caractères y serait infini. Il ne l’est pas, ou alors, le lecteur n’y est plus, et cela touchera certainement aussi bien la littérature que le journalisme, c’est déjà le cas.

Il ne s’agira plus, pour légitimer un ancrage contemporain, de monétiser un PDF « homothétique » ou de mesurer la présence d’Internet à l’aune du nombre des www scandés par le texte. Il faudra faire appel à la richesse des liens internes, à des surprises visuelles, à une ergonomie laissant la porte ouverte au bovarysme, et même aux pages cornées. Il faudra apprendre à être écrivain au-delà de 10 pouces, pour le corps qui tient la tablette et les deux mains qui cliquent. Cette littérature augmentée, s’emparant à bras-le-corps des technologies pour s’en enrichir et enrichir ses lecteurs, sera peut-être bien un des modèles à inventer, théorique comme économique, non pas demain, mais tout-à-l’heure.

Crédits photo FlickR CC : zebramaedchen / orb9220

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