Le NouvelObs.com en cinémascope

Le 5 avril 2011

Par le choix d'un cadrage en meurtrière, le NouvelObs.com joue sur la dimension affective entre le lecteur et les personnalités photographiées. Olivier Beuvelet passe en revue cette rhétorique de l'intime qui fait le succès de la presse people.

Comment le cadre choisi pour ouvrir le champ de l’illustration médiatique travaille-t-il l’image et comment constitue-t-il un dispositif susceptible d’instaurer (de disposer) un type de relation à l’objet représenté ?

Le site du NouvelObs.com a adopté depuis quelques semaines une nouvelle formule de Une qui offre aux regards de ses internautes un cadre très large, au format cinémascope déjà utilisé par le site de l’Elysée, et qui propose ainsi une illustration frontale en guise de gros titre. L’image fait ainsi un pas de plus dans l’espace de la Une et prend incontestablement la première place dans la hiérarchie des composantes de la page d’accueil du site.

Le lecteur-spectateur, ou plutôt le spectateur-lecteur du site arrive dans une fresque dont les dimensions n’appartiennent pas à la rhétorique de l’image de presse ou plus largement de la photographie “classique” – si l’on oublie les formats larges des appareils APS et si l’on excepte les belles fresques photographiques de Didier Roubinet - mais plutôt à celui du cinéma spectaculaire en cinémascope et à son effet meurtrière.

Or le choix de ce format lui-même relève d’un désir d’immersion du spectateur dans un espace représenté, et présenté dans des dimensions plus proches de sa perception naturelle que les dimensions tabulaires classiques. L’ouverture du cadre dans sa largeur produit ainsi un effet “panorama” qui, ne permettant pas à l’oeil d’embrasser d’un seul regard l’étendue entière de l’image, l’oblige à naviguer en son sein de manière à lui faire oublier la limite, la fin de l’image et sa coupure de signe, pour lui faire prendre la place d’une nature, seconde certes, mais sans solution de continuité avec son monde.

Le cinémascope et sa fente allongée est un dispositif qui instaure une intimité avec l’objet représenté, fût-il un champ de bataille ou une étendue maritime… Intimité qui vient  du fait qu’il n’y a pas (ou presque pas) de rupture latérale de l’image, que ses flancs se perdent dans le brouillard quand l’oeil se porte en son centre et réapparaissent ensuite si le spectateur sort la tête de l’eau… Ici, le cadre s’impose comme le fruit du bon vouloir du maître des lieux et comme son point de vue subjectif et souverain.

Nous nous souvenons tous de la légitimité et de la souveraineté qu’Alberti conférait au peintre (et au-delà de ce dernier au sujet imageant) en affirmant dans sa célèbre formule fondatrice de la peinture subjective moderne :

D’abord j’inscris sur la surface à peindre un quadrilatère à angles droits aussi grand qu’il me plaît, qui est pour moi en vérité comme une fenêtre ouverte à partir de laquelle l’histoire représentée pourra être considérée.

La précision émancipatrice “Aussi grand qu’il me plaît” instaure d’emblée une autonomie du peintre. Elle fonde sa subjectivité énonciatrice qui s’impose au spectateur comme la focalisation indépassable par le biais de laquelle il devra aborder l’image. C’est d’abord ce qui plaît au peintre (le cadre et le cadrage) qui arrive à mes yeux enveloppant et soutenant ce qu’il lui a plu de représenter…

Intimité émotionnelle

Ainsi, si la littérature dispose d’une focalisation zéro, d’une image sans point de vue, l’image matérielle depuis Alberti et le triomphe de la perspective, ne dispose que d’un point de vue interne ou externe à la rigueur.1 Mais pas d’un point de vue dont l’objectivité serait comparable à celle, imaginaire de toute façon, du démiurge romanesque qui voit de partout et de nulle part à la fois2 un univers, qui de toute façon n’existe que dans son imagination.

Tout choix de dimension du cadre est ainsi la base d’une énonciation visuelle qui porte les traces d’une intention et d’un choix souverain : parfois idéologique, orienté par un dogme et un soucis de le transmettre, et parfois dialectique, soucieux de laisser la place à deux courants contradictoires. Ce choix fonde en retour la place du sujet de l’énonciation qui sera précisément celle du spectateur. Empruntant ainsi le vecteur de la subjectivité de celui qui fait l’image et percevant, plus ou moins confusément, ce qu’il a “mis” dans son cadrage, ce qui reste dans son cadre.

C’est à ce point de convergence intersubjective que réside l’éthique du cadrage, comme respect de l’autre par le sujet imageant, car il s’agit de la liberté que ce sujet imageant laisse ou donne à son spectateur, en instaurant une distance plus ou moins importante avec son objet et en ménageant une place à l’altérité dans sa propre énonciation.

On peut dire dans cette perspective que le site du NouvelObs.com cherche manifestement à placer son spectateur-lecteur dans une intimité émotionnelle avec les sujets qui font l’information : en accentuant la dimension affective et personnelle des événements, par le choix d’un re-cadrage en meurtrière jouant sur divers registres pathétiques. C’est-à-dire, cette intimité visuelle qui fait le succès de la presse people. Voici quelques figures de cette rhétorique de l’intime.

L’effet Sergio Leone

Nous avons d’abord l’effet Sergio Leone qui a souvent utilisé la largeur du cinémascope pour faire d’une portion du visage d’un personnage, un paysage complexe et souvent humide où un battement de cil devenait un chant épique.

L'effet Sergio Leone, Le NouvelObs.com mardi 22 mars 2011

La sélection de ces yeux un peu lointains perçus avec acuité par l’objectif d’un photographe embusqué semble nous transmettre une émotion essentielle et intime, prise à la dérobée par un cinéaste qui raconte plus que par un journaliste qui informe. Il nous place dans l’intimité de Fillon, à un moment où il ne pense sûrement pas à l’élection (on n’en sait rien) mais où on peut sentir que l’heure est grave… et ne nous laisse aucune distance, aucun repli, son corps, sa peau, sa présence s’imposent à nous comme une destinée inévitable… le recadrage qui élimine toute autre figure et la visagéité du gros plan nous étouffent dans cette image tautologique de portrait du portrait, et nous donnent l’impression d’avoir aperçu une intention intime…

L’effet paparazzi et l’intimité spéculaire

Ainsi, la défaite d’Isabelle Balkany lors des dernières cantonales donne-t-elle lieu à cette image allégorique où l’intimité réflexive de soi à soi est dévoilée au regard du spectateur-lecteur. Une photographie qui joue sur la rhétorique de la photo volée de la presse people et sur la dimension symbolique archi-utilisée du double spéculaire. Isabelle Balkany, femme à la réputation de fermeté et de combativité se trouve ici comme prise d’un sentiment d’étouffement (elle retire même son écharpe) dans sa relation au miroir et à la presse alors que la disposition de ses deux corps, le vrai et le reflet, oblige l’oeil du spectateur-lecteur à parcourir la surface de l’image à le recherche de la vraie Isabelle, celle qui a été lâchée par son image.

Isabelle Balkaby ; NouvelObs.com lundi 28 mars 2011

Prédominance de l’affect surpris

On peut encore évoquer cette image amusante de Christine Lagarde, mise en cause par des députés socialistes dans ce qui se présente comme une future affaire d’Etat-Tapie.

Christine Lagarde ; NouvelObs.com dimanche 3 avril 2011

L’effet meurtrière s’associe ici à un cliché plus classique qui montre une personnalité politique affectée d’un rictus sans signification précise et qui est remis en perspective par le titre qui s’ajoute au recadrage pour orienter la compréhension de l’image. A la façon d’un boxeur qui menace de son poing fermé celui à qui il va “en coller une”, la ministre des finances, qui était peut-être en train de se masser les mains en réprimant un sourire, se retrouve menaçante et surtout émue, en colère. La dimension illustrative de l’image de presse joue ici à plein pour donner une dimension “humaine” et proche à l’événement politique, et c’est cette formule de pathos sans vis-à-vis ni recul qui accueille notre regard sur le site…

Si tu ne viens pas à Lagarde, Lagarde ira à toi ! Toute l’affaire s’arrime ensuite à cette colère…

Oubli des limites et tension interne

Autre exemple encore dans le désaccord qui oppose Sarkozy à Obama au sujet du retrait des avions américains des opérations en Lybie. Le site choisit d’illustrer l’information sous l’angle affectif, encore une fois, c’est la dimension émotionnelle et la personnalisation qui sont l’objet de cette mise en cadre, qui dispose les deux hommes face à face et montre le président français menaçant son homologue (terme étrange ici) américain… La photographie date du 10 janvier 2011 et a été prise à la Maison Blanche par Jewel Samad pour l’AFP dans un contexte qui n’a bien sûr rien à voir avec celui de la Lybie. Ceci dit, à l’habituelle utilisation rhétorique et hors contexte d’une image d’illustration, l’emploi du format cinémascope crée ici une largeur qui éloigne opportunément les deux figures des bords latéraux de l’image et semble ainsi les fondre dans un espace moins “coupé” du nôtre ou tout moins perçu avec une largeur de champ plus proche de notre perception visuelle naturelle.

Obama et Sarkozy ; NouvelObs dimanche 3 avril 2011

Paradoxalement, la version de la même photographie, publiée par L’Express.fr à l’occasion de cette rencontre en janvier 2011, et recadrée plus franchement sur les deux protagonistes, paraît moins intime que celle-ci parce que les bords de l’image sont tout de suite sur les personnages et les dimensions plus classiques rappellent plus facilement le tableau dans l’image.

Sarkozy et Obama le 10 janvier 2011 à la maison blanche a washington

On voit ainsi que ce qui crée l’intimité entre le spectateur et l’image, ce n’est pas seulement le cadrage serré sur le personne mais d’une part l’énergie affective qui se répand dans l’image à travers les formules de pathos, et d’autre part la possibilité offerte au regard d’oublier la limite de l’image et d’ ainsi mieux croire à la présence des êtres représentés dans son espace. Dans l’image de Fillon ci-dessus, la coupure du visage par le cadre est compensée par la grande proximité qui correspond à l’impossibilité réelle de voir l’ensemble d’une personne quand on se trouve très près de lui. L’effet de distanciation que provoque la présence du cadre dans l’image d’Obama et de Sarkozy devient au contraire un effet de proximité dans cette image de Fillon en ce que le cadre apparaît comme la bordure naturelle de notre champ de vision et non comme le fruit du choix souverain du sujet imageant…

L’objet interposé

Autre figure encore de la mise en scène de cette intimité à la Une du NouvelObs.com, la présence d’objets ou de corps interposés entre le spectateur et l’espace représenté comme dans cette image :

NouvelObs.com dimanche 3 avril 2011

Nous voici plongés dans l’intimité d’une réunion de l’UMP en pleine crise post-électorale. Les nuques des membres photographiés de dos, flous et sans identité, nous placent dans l’assistance et nous cache une partie du champ, nous révélant ainsi que l’image est naturelle, non apprêtée, encombrée comme dans un documentaire des éléments qui obstruent le champ et qu’une photographie saisie à l’improviste ne peut éliminer. Le mouvement subtil de Fillon qui semble lancer son regard par-dessus la tête qui le gêne, pour venir de notre côté renforce cette impression de présence de notre corps dans cet espace… nous sommes au second rang, mais bien dans l’image, dans cette intimité avec l’UMP…

Le faux dévoilement

Enfin, dernier exemple, mais il y en aurait encore d’autres, le faux dévoilement des coulisses est aussi un moyen de donner au spectateur l’illusion d’être du côté de l’image…

Martine Aubry ; NouvelObs.com dimanche 3 avril 2011

Ici, c’est la monstration des objectifs des caméras et le geste de la conseillère de Martine Aubry qui se baisse pour leur échapper et laisser toute la place à Martine qui nous rappelle la dimension factice des arrivées triomphales des hommes politiques dans les réunions de leur parti… On voit ici dans cette fausse mise en abyme médiatique comment le photographe semble chercher à affirmer sa supériorité objective sur la télévision qui filme la version mise en scène par le PS alors que lui pourrait saisir les coulisses de la première et mettre en évidence le côté factice de l’opération. Sauf que ce point de vue est lui-même factice et qu’il se place totalement dans le droit fil de l’idéologie dominante qui consiste notamment à dénoncer  le PS comme un espace purement théâtral où les egos démesurés cabotinent et se déchirent comme des sociétaires du Français. Voilà un procédé qui sous les oripeaux de la dénonciation du spectacle en offre un moins honnête encore, le spectacle de la dénonciation du spectacle.

Or c’est là qu’est le hiatus entre une image éthique, qui libèrerait le regard du spectateur et une image perverse ou idéologique qui l’enfermerait dans une intimité très étouffante avec un point de vue univoque, chargé de pathos et de séductions en tout genre. Dans le champ de la presse people dont le propos est de raconter les histoires de coeur et de pouvoir de l’Olympe médiatique, ce n’est pas gênant, mais dans le champ de l’information politique et en vertu d’un dispositif qui accorde une place importante aux images, ces procédés établissant une intimité affective avec les histoires représentées qui s’appuie sur un usage abusif et univoque du cadrage, posent un problème d’éthique journalistique et de respect de la liberté des lecteurs… La presse et le peep show doivent-ils vraiment se concurrencer ?

Je prendrais en contrepoint cette belle illustration de Libération.fr placée en tête de ce billet dans une position contradictoire, concernant l’envolée des prix du gaz et de l’essence.

Envoléé du prix du gaz et de l'essence ; Libération.fr dimanche 3 avril 2011

Le gros plan n’y est pas oppressant dans la mesure où peu chargé d’affect et énigmatique, il offre au regard du spectateur, sous un angle original et radicalement subjectif,  l’occasion de voir le visible devenir un signe à interpréter, ce qui, au lieu de le soumettre à la force de l’affect, le rend plus libre.

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Publié initialement sur le blog Parergon/Culture Visuelle sous le titre, NouvelObs.com ou l’effet meurtrière

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Crédits photos et illustrations : captures d’écran du site NouvelObs.com, Liberation.fr

  1. videosurveillance et encore… elle est le fruit d’une intention… []
  2. c’est-à-dire qui sait plus qu’il ne voit []

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