La religion laïque

Le 5 avril 2011

En plein débat politique passionné, les chercheurs recadrent la notion de laïcité. Entretien avec l'un des meilleurs spécialistes du sujet, Philippe Portier.

En 2011, les décideurs politiques tripotent la laïcité. Mais depuis longtemps le sujet intéresse aussi des universitaires de haut niveau, sommés de comprendre plutôt que de convaincre des électeurs. En matière de sciences sociales, la star vedette du genre s’appelle Philippe Portier. Professeur à Science-Po Paris, il dirige en outre le Groupe sociétés, religions, laïcités (oui laïcités avec un s), un laboratoire de recherche dépendant du CNRS. Et au sein de l’École pratique des hautes études, rattachée à la Sorbonne, il occupe la chaire Histoire et sociologie des laïcités. Ces derniers jours, alors que les caciques de l’UMP redéfinissaient leur laïcité à eux, nous avons demandé à Philippe Portier de se prononcer.

Le débat sur la laïcité parle-t-il vraiment de la laïcité ?

La laïcité peut se définir comme un mode d’agencement des relations entre l’État et les forces religieuses. Elle articule trois éléments constitutifs : la liberté de conscience (droit de croire et de ne pas croire), l’égalité des confessions et des opinions, l’autonomie réciproque des Églises et de l’État.

En ce sens, le débat actuel porte bien sur les questions relevant de la laïcité. Les problèmes évoqués par le pouvoir, et le parti majoritaire, renvoient bien à cette question de l’aménagement de la relation Églises/État. On évoque par exemple l’occupation de la voie publique par les manifestations religieuses, la place du religieux dans les services publics, l’organisation des cimetières avec la question des carrés musulmans, le respect des obligations alimentaires religieuses dans les restaurants publics.

Deux problèmes étroitement corrélés cependant, qui altèrent considérablement le débat :

D’une part, le débat vise à modifier assez substantiellement la laïcité traditionnelle, celle de 1905, qui était fondée sur un régime de liberté de conscience, permettant à l’opinion religieuse de s’exprimer partout sauf pour les agents du service public. Hier l’État était laïc, et non la société. On est en train de transformer ce modèle, en voulant bannir le signe religieux de la voie publique elle-même, ou transformer le statut de l’usager du service public, qu’on entend priver du droit d’exposer pacifiquement ses convictions dans l’enceinte des lieux d’État. Je pense là aux propos du ministre de l’Intérieur, en opposition absolue avec les contenus du régime français de laïcité.

D’autre part, le débat se trouve sous l’attraction du Front national. Votre question suppose qu’il est des arrière-pensées dans le débat actuel. C’est incontestablement le cas. Il s’agit, c’est une banalité que de le rappeler, de faire pièce au parti de Marine Le Pen en agitant le spectre d’un islam non maîtrisable. Il reste que la question de l’intégration, même agitée par les divers populismes, est une question européenne.

À en croire certains, il y aurait pourtant un problème sur la laïcité en France. Donc : simple artefact ou dysfonctionnement plus profond ?

La question de la laïcité est très disputée. On peut repérer trois tendances. L’une ne voit pas de problème dans la pérennité du modèle mis en place en 1905. Son analyse repose sur l’idée qu’il faut faire une distinction entre la sphère de la puissance publique et la sphère de la société civile. Une seconde estime que l’on ne va pas assez loin dans la laïcité de reconnaissance et milite pour des accommodements raisonnables. Une troisième considère que face à la montée de comportements « incontrôlables », où l’on voit le spectre d’un islam radical, il faut étendre les interdits jusque dans la société civile. Pour les deux derniers courants, il y a un dysfonctionnement qui appelle en effet des rectifications au moins réglementaires.

La population française est-elle homogène quand elle pense la notion de laïcité ?

La réponse doit être nuancée. Les enquêtes sur la laïcité manifestent globalement une conception de la laïcité « ouverte » : la laïcité ne doit pas s’analyser pour la majorité des Français comme un régime de relégation du religieux. La tendance du petit père Combes n’a plus le vent en poupe. La laïcité s’identifie à un régime de respect du pluralisme.

Pour autant, la population manifeste des inquiétudes devant un religieux « incontrôlé », venant remettre en cause l’identité politique (droits de l’homme) et l’identité culturelle (habitudes traditionnelles) du pays. Ce qui explique son adhésion à la loi sur la burqa ou sa réticence devant la construction de minarets. Le sondage de janvier dernier dans Le Monde où plus de 40 % de la population interrogée rappelait que la population musulmane était mal intégrée relevait de ce tropisme.

Quel phénomène, ou quel fait social, constituerait à vos yeux une vraie menace pour la laïcité ?

Votre question suppose une définition préalable de la laïcité. Si on la définit comme un régime articulant la liberté (égalitaire) de conscience et la neutralité de l’État, deux types de comportement me semblent lui porter atteinte.
D’une part, le républicanisme ultra-laïciste qui confond neutralité de l’État et neutralité de la société. Les récents propos du ministre de l’Intérieur vont dans ce sens.

D’autre part, le communautarisme fermé qui entend faire prévaloir la loi religieuse sur la loi de l’État en remettant en cause le principe constitutionnel selon lequel tout être doit être considéré comme une « personne libre et égale ».

Image Flickr PaternitéPas d'utilisation commerciale Abby Cadaver

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