Pour une économie durable: la e-frugalité

Le 9 juin 2011

Les ressources naturelles s'épuisent, le modèle du XXIe siècle atteint un seuil: quelle alternative économique pour une société progressiste et écologiquement neutre ?

Les tensions sur les marchés de matières premières n’ont jamais atteint un niveau aussi élevé. La population de la Terre est passée de 800 millions en 1800 à 7 milliards d’habitants en 2012. Dans tous les domaines, les réserves prouvées s’amenuisent. Les terriens auraient déjà consommé en 200 ans la majorité des ressources non renouvelables connues de la planète et accessibles… Et quand bien même on saurait, par l’exploration de nouveaux territoires, repousser ces limites (non sans risque ni sans coût supplémentaire) le problème de l’exploitation du « réservoir Terre », qui par principe est fini, se posera à long terme pour les générations futures.

Le constat est sans équivoque, partagé par toute la communauté scientifique internationale et atteint aujourd’hui les milieux économiques.

Source : Programme des Nations Unies pour l’Environnement, mai 2011

Malthus et les Chinois

Si la question du risque d’épuisement des ressources naturelles n’est pas nouvelle et a donné lieu à d’innombrables controverses, elle se pose aujourd’hui dans un contexte radicalement nouveau : celui de l’apparition de deux acteurs massifs, la Chine et l’Inde.

Ces deux pays aspirent au cours du XXIème siècle à faire bénéficier leur population de 2,5 milliards de personnes d’un niveau de vie comparable à celui atteint à la fin du XXème siècle par les pays développés. Rien ne les empêchera de le vouloir et de tenter d’y parvenir. Personne ne peut légitimement s’y opposer.

Ce qui est nouveau dans le paysage mondial, c’est que la Chine, qui est dans une phase unique de construction de ses infrastructures, pèse entre le tiers et la moitié de la consommation mondiale d’acier, de minerai de fer, de ciment, de plomb, de zinc, d’aluminium, de cuivre, mais aussi de porcs et d’œufs… Nous ne sommes plus dans les échelles de grandeur de l’Angleterre du début du XIXème siècle !

Dans son ouvrage Effondrement paru en 2005, consacré à l’analyse de causes multiples ayant entraîné la disparition de sociétés, l’universitaire Jared Diamond , propose, à partir de l’analyse des cas qui forment la trame de son livre, un modèle sur les facteurs qui contribuent à la prise de décision en groupe :

  • un groupe peut échouer à anticiper un problème avant qu’il ne survienne vraiment
  • lorsque le problème arrive, le groupe peut échouer à le percevoir
  • ensuite, une fois qu’il l’a perçu, il peut échouer dans sa tentative pour le résoudre
  • enfin il peut essayer de le résoudre, mais échouer.

Dans notre société démocratique, la gestion du futur est un des problèmes les moins faciles à traiter. Car nous sommes sur un terrain miné ! Une société autoritaire peut assumer le coût de décisions de long terme impopulaires. Haussmann a pu créer le Paris moderne car il ne s’est pas encombré de débats sur les conséquences de ses actes, notamment le bouleversement de la structure socio-économique de la ville. Et Paris aujourd’hui, 140 ans plus tard, demeure une ville assez équilibrée dans son organisation et son aptitude à se moderniser. Comment fonctionnerait aujourd’hui le Paris médiéval de 1852 ? La vision chinoise est une démonstration de la capacité de ce type de régime à assumer des décisions longues, ce qui n’implique pas nécessairement qu’une décision technocratique soit éclairée ou qu’une décision démocratique ne soit qu’un arbitrage mou entre intérêts de court terme.

Néanmoins, prendre des décisions implique toujours d’engager le futur avec une vision plus ou moins cohérente, structurée, anticipatrice. Notre gestion de la ressource pétrolière est une belle démonstration. Depuis les premiers avertissements du Club de Rome, accueillis avec sarcasme en 1972, la société, continue collectivement à exacerber la préférence pour le présent au détriment de notre responsabilité envers le futur. Cette société limitée et égoïste a démontré ses limites dans l’emballement financier de 2008, mais, au-delà des intentions réformatrices, cette préférence pour le présent continue à satisfaire largement les intérêts des dirigeants politiques et économiques. Il est clair que peu de décideurs ont la fibre sacrificielle pour risquer leur mandat face aux électeurs ou aux actionnaires en sortant des sentiers balisés de la continuité. Et d’ailleurs la vraie difficulté est de concevoir un modèle qui serait « meilleur » que le système actuel. Nous sommes dans un domaine où la globalisation rend l’expérimentation extrêmement difficile à pratiquer et pour lequel n’existe pas de référence historique. Nous sommes condamnés à inventer sans filet…

Le roi est nu…

Or, si nous ne savons pas vers quel modèle nous diriger, si nous sommes incapables de prendre des décisions collectives au niveau du « vaisseau spatial Terre » comme l’échec de Copenhague et les piètres résultats des G8 et G20 successifs le démontrent, nous savons que nous sommes proches des limites du modèle du XXIème siècle. Notre société moderne qui assiste avec Fukushima à la concrétisation d’un de ses pires cauchemars, vit la démonstration en temps réel que même lorsque le risque est pensé, préparé, il peut quand même arriver et conduit à une formidable régression de tous les avantages que le progrès nous a apportés.

« Christmas in 2050 »

Il suffit de voir comment vivent encore maintenant au Japon, dans un des pays les plus technologiquement avancés de la planète, les dizaines de milliers de réfugiés, comme les centaines de milliers d’Haïtiens, un des pays les plus pauvres de la planète, pour constater qu’en très peu de temps n’importe lequel d’entre nous peut se retrouver dans une situation durable de dénuement et de détresse.

Comment passer d’une attitude résignée ou insouciante à l’action ? Comment réconcilier une économie de croissance, qui apparaissait comme la moins mauvaise réponse à nos aspirations individuelles et à nos besoins sociaux planétaires, à une économie de responsabilité, conciliant besoins présents et besoins futurs ? Comment réduire ou éliminer la consommation de ressources non renouvelables en cessant de grignoter notre capital naturel, dans une démarche de mise en cohérence des horizons courts et des horizons longs ? Comment traiter la question centrale de l’exposition aux risques sans paralyser toute initiative nouvelle ? Ce débat n’est pas nouveau. Jared Diamond prête aux dirigeants des civilisations disparues la capacité de s’être posé les bonnes questions. Mais ce sont les réponses qui ont été inopérantes. Et rien ne prouve que notre société, mondiale, informée, scientifique saura résoudre tous les problèmes que nous connaissons aujourd’hui et ceux que nous allons progressivement découvrir.

Or le débat est particulièrement difficile à documenter car s’opposent violemment deux clans irréductibles : les libéraux qui pensent que la science et le marché trouveront, au moment opportun, les bonnes réponses, même si le prix en est élevé ; et en face les adeptes de la décroissance qui estiment qu’il faut changer tout de suite de modèle économique en revenant à un statu quo ante mythique. On a tenté de forger un modèle de compromis, le développement durable, formalisé par une série de textes issue des réflexions partagées lors de la conférence des Nations Unies sur l’environnement humain à Stockholm dès 1972, puis dans le rapport Bruntland de 1987, et ultérieurement affinées. Même cette caution universelle n’a pas permis de déboucher sur des conclusions pratiques. Au contraire, l’année 2010 a vu croître la production mondiale de CO2 à un rythme plus rapide encore !

Tentons la formulation d’une alternative à chacun de ces deux modèles de base, aux dérivées multiples, que chaque camp aura tout loisir à rejeter dans l’autre.

La force de l’homme face à celle de la nature

Le XIXème et le XXème siècle ont été des périodes d’intense croissance économique centrée sur la mise à disposition par l’espèce humaine d’une formidable prothèse musculaire décuplant ses forces naturelles à l’aide de moyens mécaniques de plus en plus efficaces. La machine à vapeur, puis le moteur à explosion et l’électricité nous ont donné la capacité de nous transporter et d’exploiter les ressources naturelles à un niveau que les terriens n’avaient jamais imaginé pendant des millénaires. Le progrès était assimilé à la capacité d’exploiter les ressources naturelles, puisque la révolution industrielle a été le fruit de la rencontre de la maîtrise de sources d’énergie de plus en plus abondantes et la capacité à les exploiter pour inventer de nouveaux matériaux et de nouvelles machines. Et cette puissance était encensée et célébrée dans les Expositions Universelles comme l’expression ultime du rêve de la domination de l’Homme sur la nature… Le système technique mis en place entre 1850 et 1900 a totalement imprégné de son modèle tout le XXème siècle sans qu’il y ait de rupture fondamentale dans la manière de concevoir le développement économique servi par une énergie abondante et peu chère.

Mais aujourd’hui nous touchons les limites de ce modèle « mécanique ». Les vitesses de déplacement, qui ont été le marqueur le plus symbolique du progrès, sont aujourd’hui asymptotiques. Sur mer, le Queen Mary avait une vitesse de pointe de 29 nœuds en 1935. Son successeur, le Queen Mary 2 construit en 2003 atteint la même vitesse maximale de 29 nœuds. Le rail a été le domaine de prédilection des records de vitesse. Si la vitesse maximale de 574 km/h a été atteinte de façon expérimentale en 2007 sur la LGV Est, la vitesse commerciale des TGV se stabilise entre 300 et 350 km/h. Avec l’abandon de Concorde, le rêve du transport supersonique semble écarté pour longtemps et on se « contentera » longtemps d’une vitesse de croisière de l’ordre de 900 km/h. Enfin, la voiture individuelle qui n’a cessé depuis son origine d’être exploitée pour battre des records de vitesse, se cantonne partout dans le monde autour d’une vitesse maximale autorisée de l’ordre de 100 à 130 km/h. La vitesse n’est plus l’objectif majeur. Il faut réduire les consommations, préserver les infrastructures et ne plus jouer avec la vie humaine.

L’ère du savoir infini commence

Le biologiste et philosophe Julian Huxley, qui a joué un rôle clef dans le développement de l’UNESCO, écrivait en 1942, au cœur de la seconde guerre mondiale qui vit le déchainement des forces mécaniques, que « le progrès » comportait trois dimensions principales :

  • une maîtrise plus étendue de la vie sur son milieu
  • une indépendance plus grande par rapport aux changements qui se produisent dans ce milieu
  • une augmentation de la connaissance, de la complexité harmonieuse et de la capacité d’autorégulation

Cette définition d’un progrès équilibré entre l’homme, sa vie et son milieu, pourrait être une piste de réconciliation entre progrès scientifique et développement humain. Car une croissance responsable de l’anthroposphère doit dorénavant viser une empreinte minimale sur le milieu naturel. Elle doit être la plus faiblement consommatrice de ressources et de matières premières voire même productrice nette de ressources. Elle devra faire une place absolue à l’énergie électrique qui est aujourd’hui le vecteur d’énergie le plus efficace et peut être produite à partir de ressources renouvelables.

Contrairement, au XIXème siècle, l’enjeu est aujourd’hui de produire en consommant le moins possible de ressources non renouvelables et en les recyclant après usage. C’est la stratégie du “découplage” entre la croissance et la consommation des ressources naturelles.

Or il est un domaine qui connait une croissance exponentielle depuis l’origine avec une empreinte minimale sur ces ressources : les microprocesseurs. Autour du microprocesseur s’est construit un ensemble de méthodes et d’outils qui constituent les sciences de l’information et de la communication et dont l’application à tous les domaines de l’activité humaine nous dote d’une nouvelle capacité, une prothèse cérébrale.

Ce n’est plus la puissance physique qui est déterminante, mais la capacité de « mettre en relation » des facteurs pour faire émerger rapidement la meilleure solution. Nous passons de la main- d’œuvre, assistée par la machine mécanique, au cerveau d’œuvre, assisté par ordinateur. Nous transitons d’un monde qui recherchait l’efficacité vers un monde centré sur l’efficience. La société de l’information et de la connaissance sera-t-elle finalement le modèle recherché de développement durable conciliant niveau élevé d’utilités individuelle et collective et absence d’empreinte sur l’environnement ? C’est bien le troisième point souligné par Julian Huxley.

Comprendre pour agir avec discernement; orienter les comportements par les prix intégrant les valeurs du futur…

Connaître pour comprendre, comprendre pour prendre les meilleures décisions en analysant à l’avance les conséquences de ces décisions, intégrer tous les facteurs, dont le long terme : ce sont les nouveaux moteurs de l’action qui se déclinent dans une variété infinie de situations. En effet, pour utiliser moins de ressources, il faut être en mesure d’ajuster de façon précise le moyen utilisé au résultat visé. Cet ajustement doit être fin, évolutif, automatique. Ceci implique une capacité de modélisation et de pilotage de la réalisation dont nous étions jusqu’alors incapables. Ces outils offrent aussi la possibilité nouvelle de réguler à grande échelle les actions individuelles dans une cohérence globale permettant une optimisation énergétique mais également un niveau de satisfaction individuelle supérieur.

C’est l’objet des réseaux énergétiques intelligents, comme des réseaux de transport. Cette vision intègre également une réflexion de fond sur le sens du travail. Prenons le domaine des transports. Nous produisons des machines sophistiquées, les voitures, dont l’usage est tout à fait dérisoire par rapport à leurs capacités. Utiliser un moteur à explosion de 3 l de cylindrée, développant 250 cv, qui même à l’arrêt consomme de l’énergie et produit de la chaleur, conçu pour rouler à 250 km/h, pour se déplacer en ville à 15km/h est le comble de l’absurde. Faire rouler une berline de cinq places de 1,8 t sur 500 km pour déplacer son seul conducteur n’est pas plus efficace. Les réponses apportées par l’économie du service et de la connaissance sont aujourd’hui dans la consommation collaborative : le co-voiturage, l’autopartage et les différentes solutions de transport ferroviaire.

Partager est le premier moyen de consommer moins d’énergie. Naguère solution rigide, il est aujourd’hui possible grâce aux télécommunications et à la géolocalisation de le faire de façon souple et confortable. S’il faut favoriser le rapprochement des personnes pour exploiter tout notre potentiel de créativité, nous pouvons désormais le faire avec beaucoup plus de discernement en évitant les déplacements inutiles grâce aux outils de communication et de travail coopératif qui permettent avec peu d’énergie de renforcer la dynamique de l’échange. Si l’échange des biens physiques reste incontournable pour se nourrir, se vêtir, se loger, on peut désormais prendre des décisions informées sans se déplacer, optimiser ses choix en fonction d’objectifs plus larges, notamment l’empreinte environnementale par la durabilité des solutions et la recyclabilité des produits.

Gérer au mieux les ressources est également le fruit d’un intense travail de recherche et de modélisation sur les systèmes énergétiques, les matériaux, la production agricole, et sur les circuits logistiques. La conception assistée par ordinateur, la modélisation des comportements des systèmes complexes ont permis des progrès considérables en matière de création de nouveaux produits et de gestion de systèmes. Un téléviseur plat à LED consomme infiniment moins de ressources qu’un écran à tube cathodique en apportant un service supérieur. Trouver des solutions nouvelles en matière de production et de consommation d’énergie viendra de la recherche, facilitée par l’expérimentation, nourrie par les informations issues des politiques d’open data et d’open innovation alimentées par le web. On sait aujourd’hui produire un habitat a minima neutre sur le plan énergétique grâce aux matériaux. L’industrie a fait des progrès considérables en matière de consommation de fluides et de gestion des rejets, et apprend à recycler la plupart des matières premières consommées. Nous devons dans tous les domaines nous inspirer des solutions mises ne œuvre par la nature elle-même pour développer l’efficience énergétique et inventer de nouveaux systèmes. C’est le vaste champ du biomimétisme.

Mais si ces comportements sont encore minoritaires, c’est que le marché n’a pas encore intégré toutes les informations nécessaires pour les transformer en signaux prix suffisamment explicites pour que les comportements vertueux envers le futur ne soient pas le fruit de militants isolés. Le modèle doit devenir auto-piloté et les comportements être orientés par les prix intégrant les valeurs du futur. Quand le marché ne le fait pas de façon suffisamment rapide, la fiscalité doit y contribuer d’où toute l’importance économique des formules de taxe carbone et d’éco-taxes qui doivent clairement contribuer à l’optimisation des choix en faveur de la préservation des intérêts à long terme de la communauté humaine.

Certes, la gestion de l’information à grande échelle consomme également des ressources naturelles et de l’énergie. L’électronique est friande de terres rares, exploite l’énergie portable avide de lithium, l’informatique en nuage nécessite des centres de calcul consommateurs d’énergie électrique et les outils de la mobilité exploitent des ondes dont l’impact à long terme est méconnu. Mais la prise de conscience de l’industrie est acquise et les progrès déjà remarquables, même s’il faut encore trouver des solutions de recyclage plus efficaces.

L’information, moteur d’un monde frugal ?

La révolution du XXIème siècle empruntera largement cette voie. Tout n’y est pas résolu, ni simple. Mais au moment où les choix se font plus pressants, exploiter tout le potentiel d’une intelligence en réseau paraît indispensable, sans toutefois garantir sans effort un monde meilleur. Ceci implique pour les entreprises comme pour les collectivités le retour des investissements en techniques et process numériques. Mais dans cette nouvelle phase l’objectif ne serait plus l’augmentation de la productivité du travail, mais l’invention de nouvelles activités stimulantes, utiles, compétitives et neutres sur l’environnement.


Article initialement publié sur le blog de Jean-Pierre Corniou Technologies et société de la connaissance.

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