Tournez manettes!

Le 15 novembre 2011

Les manettes aussi ont leur histoire. Ces drôles de bricoles ombilicales qui se tiennent entre l'écran et nous ont évolué depuis les premiers joysticks et autres manettes rectangulaires anguleuses. Trois Couleurs a demandé son avis à la psychomotricienne Alexandrine Saint-Cast.

À l’occasion de l’exposition Game Story, au Grand Palais, OWNI s’associe au magazine Trois Couleurs pour vous proposer une petite histoire des manettes de consoles de jeux. Issue du hors-série concocté par la rédaction de Trois Couleurs, “Games Stories”, et augmentée de quelques vidéos savamment choisies, elle vous permettra de goûter quelques-unes de ces madeleines, que sont devenus, pour certains, les jeux vidéo vintage.

De la guerre des boutons à l’effacement total, la forme et l’usage de la manette sont les meilleurs baromètres de l’évolution technique du jeu vidéo. Ces outils de contrôle en disent long sur notre manière de concevoir ce loisir, de la bizarrerie occulte à la grand-messe familiale. Tantôt prolongement du clavier lorsqu’elle regorge de boutons, tantôt prolongement du corps humain quand elle est remuée, la manette cristallise bon nombre de fantasmes vidéoludiques. On l’accable de tous les maux dans le film eXistenZ de David Cronenberg : elle y est invasive, douée de conscience, tout en protubérances organiques.

En 2006, l’arrivée de la Wii et de ses contrôleurs que l’on doit faire gigoter pour mimer les actions représentées à l’écran, a été une révolution dans la manière même de jouer, d’associer le très grand public à une culture portée jusque-là par la recherche de la plus grande dextérité, tournant parfois le dos au but premier : l’éclate entre copains. La Wii a été aussi le support de blagues vaseuses, lignes de défense sommaire des squatteurs mâles des canapés, face à la féminisation de la pratique : “Avec Mario Kart sur la Wii, tourner la manette comme une fille, ça sert enfin à quelque chose.”

Mais nous, on a toujours connu des mecs qui bougent à gauche ou à droite dans les virages. À moins qu’on ne les connaisse pas si bien que ça. Pour en avoir le cœur net, on a demandé son avis à une psychomotricienne, Alexandrine Saint-Cast :

Bouger tout le corps, c’est une manière de jouer au départ. Un joueur débutant, par exemple un enfant, est encore dans un élan naturel : pour faire bouger quelque chose, il mobilise tout son corps. ‘‘L’apprentissage’’ du jeu consiste à ne plus utiliser qu’une partie du corps – les mains en l’occurrence. Cela n’a rien à voir avec le sexe. Une joueuse expérimentée ne bouge plus, car son entraînement, cet apprentissage, lui a permis de bâtir une carte mentale.

Bâton de joie

Le jeu vidéo a lui aussi connu une enfance, une époque où les joueurs étaient encore vierges de toute carte mentale, un moment où s’est posée la question de concevoir l’interface permettant de traduire les échanges entre le programme et son utilisateur. Question qui en appelle une autre, au centre des tous les développements ultérieurs : la manette doit-elle être un prolongement de la machine ou de l’homme ? Au départ, on va à l’évidence. L’outil qui permet de créer le jeu est l’outil qui permet de s’en servir. C’est le clavier. Dès le début des années 1960, les représentations vidéoludiques vont prendre le parti de placer le joueur dans des situations étrangères de son quotidien, mais non dénuées d’une certaine réalité.

Dans la lignée de Spacewar!, de nombreux titres de la décennie font de nous des pilotes d’aéronef. Pour diriger les vaisseaux, les constructeurs vont donc naturellement verser dans le mimétisme avec la reproduction de versions a minima du manche à balais (ou joystick en anglais), dont la sémantique graveleuse est à chercher d’avantage du côté de l’aviation que du jeu vidéo. La manette est alors intimement liée à sa fonction : ce n’est pas encore une ardoise vierge sur laquelle toutes les combinaisons sont possibles. Le joystick ne sert qu’à se déplacer et à tirer des projectiles. L’évolution technique des machines ludiques – produit de l’augmentation de leur puissance de calcul – permet vite d’étendre la palette des incidences du joueur sur le programme.

Les premières interactions entre l’avatar du joueur et son environnement (actionner des interrupteurs, ramasser des objets…) vont tirer le contrôleur hors du monde de l’ordinateur et des machines volantes : les boutons font leur apparition. Et avec eux, le manche à balais va se résumer, pour des soucis d’ergonomie, à une croix directionnelle. Cette association culminera en 1989 avec la Game Boy. Deux, puis trois, puis quatre boutons : les manettes des années 1980 bourgeonnent à mesure que les jeux offrent une gamme de plus en plus complète de mouvements à leurs héros. Tant et si bien que le contrôleur se rapproche d’un instrument de musique : chaque touche ne produit pas un son mais une action, sommant le joueur de muer en maestro, en virtuose. Résultat : les doigts sont perclus d’ampoules et l’optimisation des manettes fait face à une impasse.

Croix contre bâton de pèlerin

Il faut attendre 1996 et 1997, avec les sorties respectives de la Nintendo 64 et de la manette DualShock de la PlayStation, pour assister à un chamboulement. Si les deux consoles marquent un cap technologique, leurs manettes ne sont pas en reste. La croix directionnelle est ici concurrencée par l’arrivée en fanfare du stick analogique, un joystick riquiqui. Son intérêt, c’est d’autoriser des déplacements au millimètre et surtout en diagonale, avec une aisance interdite à la croix directionnelle. C’est le premier grand débat sur les manettes : d’un côté, ceux qui portent leur croix avec une fidélité à toute épreuve ; de l’autre, les réformateurs qui prennent leur bâton de pèlerin pour faire l’apologie du stick. Mieux, ces deux manettes présentent des gâchettes, côté face ou sur la tranche. Ainsi, les pouces se retrouvent quelque peu déchargés de la responsabilité unique d’imprimer des actions à la machine.

Mais c’est le principe de la gâchette (que l’on retrouvait déjà sur le joystick mais uniquement dans sa fonction première : tirer) qui va faire entrer le système des contrôleurs dans une autre dimension : celle des combinaisons contextuelles. Prenons l’exemple d’Ocarina of Time, l’épisode de la saga Zelda sur Nintendo 64 sorti en 1998. Il tire profit de ces nouveaux systèmes de dialogue entre le joueur et la machine. On y suit le personnage de Link, toujours en quête de paix et de la princesse Zelda. La caméra se trouve dans son dos pour profiter au mieux de superbes environnements – que l’on parcourt grâce au stick. Cette disposition de caméra en retrait n’est pas des plus pratique pour affronter les ennemis. Et voilà qu’entrent en jeu les gâchettes, permettant de verrouiller une cible dans son champ de vision. La caméra s’approche et ne quitte plus l’adversaire. Et puisque l’on est passé en mode combat, les boutons qui servaient à la promenade la minute d’avant, déclenchent désormais des gestes offensifs ou défensifs.

Une gâchette pressée change donc les fonctionnalités assignées aux boutons. Un peu comme les raccourcis clavier. Cela maximise le nombre d’actions intégrées au jeu et développe les compétences des gamers qui réalisent tout le potentiel que l’on peut désormais tirer des manettes. Standardisée, la même manette sert pour tout type de jeu. “Que vous fassiez des acrobaties dans Tomb Raider, conduisiez une voiture ou pilotiez un hélico, la manette est identique. Elle est plus proche de la machine que du joueur”, souligne Alexandrine Saint-Cast. C’est encore vrai à la fin des années 1990 puisque l’interface manette n’a qu’un rôle : souffler à la machine ce que l’homme lui demande de faire.

Casse-tête psychomoteur

Le rapport s’inverse au début des années 2000 avec les manettes des toutes neuves PlayStation 2 et xBox. Si en soi l’ajout d’un second stick analogique n’est pas un chambardement technologique, le rôle qu’on lui donne rapproche la manette davantage de l’homme que de la machine, devenant le poisson pilote de l’immersion du corps dans le virtuel par le biais de l’avatar. Heureusement, c’est beaucoup plus clair avec un exemple. Les jeux de tir à la première personne [ou FPS, NdlR] , où la caméra est placée à hauteur des yeux d’un personnage dont on ne peut voir le visage que si l’on passe devant un miroir, sont restés pendant longtemps la chasse gardée du PC. Pas par coquetterie mais parce que seule la souris d’un ordinateur permettait d’assurer un déplacement fluide de la caméra (et donc de la vue du joueur). Désormais, on peut s’y essayer sur console (second débat qui renforce la guerre de mauvaise foi entre PCistes et consolistes) : le stick gauche conserve ses fonctions de déplacement du corps dans l’espace, tandis que le stick droit prend en charge les mouvements de caméra, donc du cou ou des yeux.

Pour la première fois, on peut avoir l’impression de bouger derrière l’écran. À moins que ce type de manettes ne donne pas dans l’immersion mais plus exactement dans la substitution, comme le suggère la psychomotricienne.

Que ce soit par le truchement d’une manette, d’un bouquin ou d’une musique, le risque, c’est de se couper de son corps. Lorsqu’un enfant est trop longtemps plongé dans cet univers virtuel, on peut observer des carences dans le référentiel corporel, des troubles de la conscience du corps.

Sans aller jusque-là, l’apprentissage de la gestion des deux sticks est un véritable casse-tête psychomoteur pour les nouveaux comme les anciens joueurs. Il faut compter une trentaine d’heures de jeu pour ne plus s’emmêler les pinceaux, se construire une nouvelle carte mentale.

Corps-manette

Interactions avec le jeu des boutons et gâchettes, immersion avec la gestion des déplacements et du regard : la manette s’est rapprochée de l’homme pour en être le guide, elle s’est éloignée de l’outil pratique et lié à sa machine (clavier, joystick). Ce qui conduit Microsoft à développer en 2010 le principe Kinect, où le corps humain n’a même plus besoin de médiation. Il ne s’agit pas de confondre le corps de l’avatar et le corps du joueur. Ils sont distincts. Simplement, le corps humain est devenu la manette. Nous ne nous dirigeons pas, nous pilotons une marionnette.

La même année, Sony choisit la piste de la Wii avec le PS Move [pour Playstation Move, NdlR] : revenir aux temps du mimétisme des outils avec un contrôleur qui les renfermerait tous. Outil contre corps, médiation contre assimilation, les prochaines années vont sanctionner l’une des deux approches ou asseoir une coexistence – casse-tête pour les développeurs. Et on fait tourner les manettes.


Article initialement paru dans le hors-série Games Stories du magazine Trois Couleurs

Illustration de Julien Canavezes pour Trois Couleurs, tous droits réservés.

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